Home » Gouvernance » Currently Reading:

La gouvernance en Algérie : Le point de vue du Pr. Taïeb Hafsi

September 12, 2012 Gouvernance No Comments

À ces trois phénomènes s’est ajouté un phénomène organisationnel dévastateur, l’émergence et la généralisation de la corruption. Les faiblesses de la gouvernance sont apparues aux yeux des élites politiques comme une tare du mouvement national et de la nation algérienne. Les individus, y compris les plus hauts dirigeants se rendaient compte que les choses allaient dans la mauvaise direction, mais ils attribuaient cela à la nature de la nation plutôt qu’à leurs insuffisances managériales. Ils se sont alors dit : « si on ne peut pas sauver le pays, nous allons sauver nos familles et nos amis ». La corruption a commencé timidement et a été ensuite facilitée par la faiblesse du système de gouvernance. Ce fut un cercle vicieux qui a entraîné la descente aux enfers.

————————————————————————————————————————————————————————–

La gouvernance en Algérie :

Le point de vue du Professeur Taïeb Hafsi

 

Cet entretien s’inscrit dans le cadre d’une série de rencontres qui sont en cours de réalisation avec des professeurs, chercheurs et spécialistes algériens sur le mode de gouvernance en Algérie : “Échecs et Réussites”. L’équipe ” 1 2 3 Viva Algeria, le projet” a le plaisir de vous présenter le point de vue de M. Taïeb Hafsi, professeur titulaire de la chaire Walter J. Somers de Management stratégique international des organisations à l’École des Hautes Études Commerciales (HEC) de Montréal (voir biographie du professeur). Ce texte est le résumé d’un entretien vidéo que le professeur nous a accordés et qui sera diffusé, en exclusivité, très bientôt dans le cadre d’un grand reportage sur la gouvernance en Algérie…Bonne lecture !

———————————————————-

La rédaction : 

Quel est votre point de vue en ce qui concerne la gouvernance ?

Pr. Taïeb Hafsi :

Selon moi, le concept de la gouvernance peut se résumer dans les points suivants :

  1. Il y a problème de gouvernance lorsque le propriétaire (le principal) ne peut gérer directement son bien et qu’il doit faire appel à un gestionnaire professionnel (l’agent)
  2. Plus l’organisation est complexe (taille, diversité, dispersion du pouvoir) et plus il y a ce qu’on appelle asymétrie d’information. Le gestionnaire connait beaucoup de choses que le propriétaire ne connait pas et il peut alors être tenté d’en profiter. On dit alors qu’il y a opportunisme. Lorsque le gestionnaire prend des risques cachés générateurs d’avantages pour lui et  qu’il fait subir le coût au propriétaire on parle alors d’Aléa moral (en anglais Moral hazard).
  3. Il y a un deuxième problème de gouvernance qui peut se poser lorsque les propriétaires sont nombreux. Dans ce cas, la domination par certains propriétaires peut amener les gestionnaires à les favoriser au détriment des autres.
  4. La gouvernance est alors le système mis en place pour réduire le risque de conflit d’intérêt et d’aléa moral. Ainsi, dans une entreprise on considère que les outils importants pour réduire les risques de conflits et d’aléa moral sont la création d’un corps intermédiaire de contrôle, le Conseil d’administration, et l’utilisation judicieuse de la rémunération pour encourager les bons comportements.
  5. Le problème de gouvernance se pose chaque fois qu’on a une organisation. Dans des organisations autres que les entreprises, on ne parle plus de propriétaires mais de parties prenantes ou teneurs d’enjeux (en anglais  stakeholders)
  6. Lorsque le niveau de complexité de l’organisation devient très grand, le problème de gouvernance est alors très important et source de complexité additionnelle.
  7. Pour un pays, On peut considérer que le propriétaire est la population et le gestionnaire l’État. Le problème particulièrement complexe peut être compris en considérant les deux parties de l’équation de gouvernance. D’une part se pose le problème de la définition de l’intérêt du propriétaire, puisque les intérêts dans un pays sont très différenciés, et d’autre part celui de concevoir les mécanismes qui  permettent de garder honnêtes les multiples personnes en position de pouvoir à tous les niveaux.
  8. Pour un pays, on peut alors parler de gouvernance distribuée. A chaque niveau, dans chaque région, il doit y avoir des mécanismes de gouvernance qui permettent de garder des rapports de confiance entre la population et ses représentants ou agents.
  9. En général, on considère que le respect de certains principes facilite le contrôle et la confiance mutuelle. Ces principes sont ceux au nombre de trois : (a) – La clarté et la transparence des actions-décisions entreprises par les agents et de leurs conséquences, (b) La reddition des comptes et (c) – L’existence de contre-pouvoirs pour faciliter la sanction si nécessaire

Dans les pays, on parle souvent de plusieurs aspects ou types de gouvernance. L’OCDE suggère trois  piliers d’une bonne gouvernance : le pilier politique, le pilier économique et le pilier civil

  1. Le pilier politique fait référence à la protection des droits et devoirs politiques des citoyens. On parle ainsi de quatre domaines importants en matière politique : (a) – Le respect de l’État de droit (notamment le respect des lois et règlements choisis par les organismes légitimes), (b) – Le respect des droits démocratiques des citoyens quelles que soient les circonstances (notamment le droit de vote;  le droit à une défense face à aux accusations d’autrui, notamment de l’État; le droit d’exprimer son désaccord de manière pacifique; etc.), (c) –  Le respect des droits de l’homme, notamment le droit à une vie décente (santé, éducation, nourriture, logement, etc.) et (d) – L’existence d’un système judiciaire transparent et équitable.
  2. Le pilier économique vise à assurer une création de richesses efficace mais dans le respect de règles éthiques et morales établies. Ainsi on doit avoir : (a) –  Un cadre économique et financier efficace, (b) :b.    Une gestion saine des finances publiques, (c) –    Le respect des règles de gouvernance d’entreprise et (d) – Un cadre incitant à la responsabilité sociale des entreprises.
  3. Finalement, le pilier civil met en scène la société civile avec : (a) – Une participation efficace de la société civile, (b) –  Le respect du droit à l’expression, à l’information et à l’investigation
La rédaction :

En Algérie y a-t-il bonne gouvernance ?

Pr. Taïeb Hafsi :

La réponse à cette question est facile. Tout le monde peut en référence aux piliers mentionnés montrer qu’il n’y a pas bonne gouvernance, ni au plan politique, ni au plan économique, ni au plan civil. Pourquoi ? A mon avis trois phénomènes peuvent expliquer la situation :

  1. Au lendemain de l’indépendance, les leaders du mouvement national, inexpérimentés, avaient peur de la division et des déchirements qui pourraient en résulter. Ils ont considéré la population comme immature et comme pour un enfant l’ont mise en tutelle. Ils se sentaient suffisamment légitimes et intègres pour décider à sa place dans son meilleur intérêt. C’est cela qui explique le centralisme et l’étatisme actuels, l’absence de société civile et la gabegie économique. L’Algérie a eu des dirigeants patriotes mais n’a pas eu de grands dirigeants.
  2. Les difficultés du mouvement national ont rapidement amené une domination du système policier. Celui-ci s’est dès le début attaqué aux personnes pour décourager les oppositions. Ce système s’est aguerri grâce à l’âpreté de la lutte de libération et aux manœuvres vicieuses des services secrets français. Il a été renforcé par les agissements irresponsables des premiers dirigeants, le coup d’État de 1965 et la décennie de violence des années 1990.
  3. L’élite intellectuelle a été généralement faible et peu engagée. Elle a préféré prendre le parti des gouvernants plutôt que celui de la population. Cela a été facilité par la force du sentiment national. En s’opposant au gouvernement, les intellectuels paraissaient s’opposer aux grands idéaux de la nation et du mouvement de libération. Des normes de comportement de conformité plutôt que d’opposition se sont imposées, sauf de manière timide en Kabylie.

À ces trois phénomènes s’est ajouté un phénomène organisationnel dévastateur, l’émergence et la généralisation de la corruption. Les faiblesses de la gouvernance sont apparues aux yeux des élites politiques comme une tare du mouvement national et de la nation algérienne. Les individus, y compris les plus hauts dirigeants se rendaient compte que les choses allaient dans la mauvaise direction, mais ils attribuaient cela à la nature de la nation plutôt qu’à leurs insuffisances managériales. Ils se sont alors dit : « si on ne peut pas sauver le pays, nous allons sauver nos familles et nos amis ». La corruption a commencé timidement et a été ensuite facilitée par la faiblesse du système de gouvernance. Ce fut un cercle vicieux qui a entraîné la descente aux enfers.

La rédaction :

Que peut-on faire à présent ?

Pr. Taïeb Hafsi :

Le niveau de pourriture du système est considérable. Je suis tenté de penser que le système ne peut pas se corriger lui-même, malgré la bonne volonté de beaucoup de gens qui en font partie.  Mon expérience et mes recherches sur le fonctionnement des organisations complexes m’amène à considérer trois voies de réparation et elles sont toutes organisationnelles :

  1. Il faut réduire la capacité de nuisance de l’État en réduisant sa capacité d’action centrale. Cela veut dire qu’il faut décentraliser considérablement aux plans social, économique et politique. Pour moi, l’Algérie fonctionnerait beaucoup mieux si elle se définissait comme une fédération.
  2. Il faut développer beaucoup plus le secteur économique indépendant de l’État et de la rente. Le secteur privé doit être encouragé par des actions de soutien de son développement national et international. Nous avons besoin d’une multitude de champions nationaux qui devraient aller à la conquête du Maghreb et de l’Europe. Le secteur public doit être réduit à la fourniture de services de base comme les utilités qui constituent des monopoles naturels, ou comme l’éducation et la santé qui sont des biens sociaux auxquels le consensus national exige un accès équitable pour tous. Même là, ce n’est pas incompatible avec le développement d’un secteur privé dynamique et orienté vers la qualité.
  3. Il faut ouvrir le champ de la vie civile et donner plus de place aux représentations des intérêts des citoyens face à l’État. Les syndicats autonomes, les représentations de toutes les causes sociales, économiques et politiques doivent être encouragées et leurs interactions avec l’État balisées pour éviter le désordre.

En conclusion, la gouvernance est l’organisation des rapports qui existent entre les citoyens et entre eux et leurs représentants au niveau de l’État. Cette organisation est maintenant l’objet principal du management des organisations. Comme il y a une faiblesse considérable en matière de management en Algérie, toutes les améliorations viendront aussi d’une compréhension beaucoup plus grande des organisations, de leur fonctionnement et de leur management. C’est ce qui s’est produit dans tous les pays. Je crois que si les dirigeants actuels, que je trouve particulièrement pessimistes, laissait la place, les Algériens sont capables de trouver leur chemin et de régler ces questions de manière satisfaisante. Cela prendra cependant beaucoup de temps.

Entretien réalisé par Ahmed Mahidjiba le 09 septembre 2012

Note : Un version vidéo sous forme d’un grand reportage sera bientôt disponible.

 

Comment on this Article:

You must be logged in to post a comment.